Le Crime de la Rue Botzaris
Elisa Vandamme exécutée. Elle avait trahi la "bande de Ménilmontant".
"Le drame mystérieux de la rue Botzaris passionne toujours l'opinion publique. Pour s'en convaincre il suffit de constater l'émotion que provoqua hier l'exposé impartial de notre enquête personnelle à Pantin. N'était-ce pas-le bouleversement de toutes les hypothèses admises jusqu'alors ? Car il convient de noter que tous les efforts de la Sûreté ont toujours tendu à considérer l'homme aux mains rouges entrevu par Marie-du-Bitume comme l'assassin présumé, et le crime comme ayant été commis par un sadique ou un isolé, à quelques pas des Buttes-Chaumont.
Quelque soit l'auteur de l'assassinat, Elisa Vandamme, exécutée sur l'ordre d'une bande pour forfaiture et manquement au code des apaches, n'est-ce pas là une hypothèse qui mérite d'être sérieusement envisagée ?
Dénonciatrice
Il résulte des "on-dit" que-la malheureuse fille aurait été « condamnée » par un tribunal secret, au cours d'une séance qui aurait eu lieu le 20 janvier dernier, pour avoir livré à la police un "tricard" affilié à la bande. Or les renseignements de la Sûreté établissent précisément que trois mois avant cette date, Elisa avait provoqué l'arrestation d'une femme frappée d'interdiction de séjour. Ce n'était d'ailleurs pas sans motif qu'elle avait été surnommée à Ménilmon tant Elisa "la Teigne".
D'autre part il semble qu'elle n'ignorait rien du sort qui lui était réservé, et les recherches, des inspecteurs établissent indiscutablement que quelques jours avant le crime elle avait fait l'achat d'un couteau afin de pouvoir se défendre contre des attaques qu'elle prévoyait.
Or ce fait particulièrement troublant n'est pas ignoré dans les milieux louches de Pantin, puisque c'est là que nous en avons eu tout d'abord connaissance.
Si notre hypothèse n'était pas exacte, comment ce fait aurait-il été connu, aucun magistrat, aucun journaliste n'en ayant encore jamais parlé ?
Enfin l'examen minutieux des mains de la victime auquel se livra le docteur Socquet a établi que l'assassin avait habilement déchiré l'épiderme aux endroits où se trouvaient tatoués les trois points distinctifs des affiliés de la « bande de Ménilmontant », à laquelle Elisa Vandamme appartenait. Quel intérêt aurait eu un sadique à les faire disparaitre, en supposant même ce qui est improbable qu'il les eût remarqués ?
Tout confirme donc que "la Teigne" est tombée dans un guet-apens, victime d'une vengeance prévue et soigneusement combinée. Voilà ce qu'il était important d'établir.
L'information du Matin, survenue inopinément, eut pour premier résultat de conduire nombre de journalistes quai des Orfèvres, où on leur fit la réponse suivante : Tout ce que le Matin a publié est parfaitement exact. Vingt fois l'individu qu'il semble sous-entendre nous a été désigné comme l'auteur probable du crime de la rue Botzaris par des personnes de Pantin et du Pré-Saint-Gervais. Il s'appelle Charles Janot, dit "Petit-Louis", dit « la Gueule », né en 1883 à Asnières, et exerce assez irrégulièrement les professions de bouvier, maquignon ou débardeur. Il n'y a aucune raison de cacher son état civil, car c'est un alcoolique invétéré qui dans ses griseries sevante d'un tas de forfaits imaginaires.
II habitait alors rue Charles-Nodier à deux pas des Buttes-Chaumont, et convoqué à la Sûreté, il indiqua l'emploi de son temps la veille et le lendemain du crime. La nuit du meurtre, Janot était rentré à son domicile vers neuf heures, en état d'ébriété, et toute la nuit il y eut dans sa chambre un vacarme tel que ses voisins s'en plaignirent amèrement le lendemain. Il ne saurait donc être l'individu qui rôdait Faubourg-du-Temple à minuit et emmena Elisa Vandamme. D'après les témoignages recueillis, le fait est absolument indiscutable.
Ainsi s'exprime-t-on à la. Sûreté. Il ne nous appartient pas de dire si l'homme qui fut, dit-on, désigné par le sort est bien celui que le chef de la Sûreté semble croire. La punition des criminels appartient à la justice seule et c'est elle de les rechercher et de les retrouver.
Ce qui parait certain et que d'ailleurs personne ne nie, c'est qu'Elisa Vandamme a été « exécutée » par les affiliés d'une bande qu'elle fréquentait et que c'est de ce côté que doivent désormais s'orienter les recherches de la Sûreté.
En ce cas, le témoignage de « Marie-du-Bitume » perd singulièrement de son importance, et l'homme qui l'accosta Faubourg-du-Temple pourrait bien n'être pour rien dans l'affaire, ou simplement un vague comparse.
La "Teigne", se sachant traquée par des ennemis implacables, n'accepta-t-elle pas avec joie les propositions de cet homme, qui lui offrait de l'emmener chez lui, c'est-à-dire à l'abri de toute attaque ?
Et pourquoi "Marie-du-Bitume" la voyant partir avec lui, s'écria-t-elle "Ah la pauvre gosse".
Une enquête est ouverte
Malgré ses réticences, le service de la Sûreté a dès hier procédé à de nouvelles investigations à Pantin et au Pré-Saint-Gervais. Depuis quelques jours son attention est d'ailleurs sollicitée par les exploits quotidiens des bandes qui désolent cette région; et nous contions hier l'arrestation de la Souris et de ses complices. à la Suite; de l'assassinat de l'armurier Fiévet.
Six de ces bandits ont été mis à l'ombre mais on sait également qu'aux jours de réunion générale le contingent comprend une trentaine d'affiliés. Au cours de la journée d'hier, l'inspecteur principal Dol et le brigadier Déchet, ont, après entrevue avec M. Warrain, juge d'instruction, recherché les témoignages susceptibles d'éclairer les investigations en ce qui concerne l'assassinat d'Elisa Vandamme- Dans la matinée ils ont interrogé sur place un honnête ouvrier qui n'a pu que leur confirmer de la façon la plus formelle l'information parue dans le Matin du jour. Ils ont également recueilli sur un chantier parisien la déposition d'un des camarades de cet ouvrier qui fit des réponses analogues.
Dans l'après-midi ils reçurent à la Sûreté sur convocation à témoignage, une commerçante de la rue des Sept-Arpents à Pantin, avec laquelle ils eurent un long entretien. Dès aujourd'hui M. Warrain, juge d'instruction, recevra lui-même leurs dépositions. L'habile magistrat est plus décidé que jamais à faire l'impossible pour retrouver l'assassin d'Elisa Vandamme. Ainsi, après avoir subi un assez long temps d'arrêt, après avoir même un instant disparu de la scène de l'actualité, le crime de la rue Botzaris préoccupe de nouveau l'opinion publique, et il ne semble pas que l'émotion soulevée par cette mystérieuse affaire doive bientôt s'apaiser."
Journal : Le Matin : derniers télégrammes de la nuit
Date de Publication : 1910-04-09
Directeur de publication : Edwards, Alfred (1856-1914).
Source : Bibliothèque nationale de France