Les Assassins de Puteaux
Sensationnelle arrestation de "Nénesse" à La Villette. — Echange de coups de revolver. Un coup de théâtre.
"Le Journal a relaté, dans- tous ses détails, l'importante capture opérée ces jours derniers par M. Ducrocq, commissaire de police du quartier de la Villette. Il s'agissait de l'arrestation de bandits fameux : Charles Choux, dit « Chariot la Mandoline », lutteur forain, sa maîtresse, la femme Sidonie Saillet, et l'un des fils de celle-ci, Adrien Saillet, dit "Fintin", âgé de dix-huit uns.
Dans la nuit du 29 avril, ces malfaiteurs avaient, rappelons-le, assassiné à coups de matraque M. Guigner rédacteur au sous-secrétariat des postes et télégraphes, qui rentrait chez lui, à proximité de l'avenue de la Défense ; ils avaient assommé également un charretier nommé Feurmont, encore à l'hôpital Beaujon, où les médecins ne répondent point de le sauver.
Les magistrats chargés d'opérer des recherches clans cette affaire, M. André, juge d'instruction, puissamment aidé par M. Lompré, commissaire de police de Puteaux, acquirent la certitude que les trois premiers coupables avaient d'autres complices non moins redoutables.
L'un des fils de la femme Saillet, Ernest, dit » Nénesse », âgé de dix-neuf ans, qui habitait avec « Charlot la Mandoline » dans un hôtel borgne de l'avenue de Saint-Germain, à Puteaux, et vivait de la prostitution d'une fille soumise connue sous le sobriquet de « Titine », avait disparu avant l'arrivée de la police, et toutes les recherches pour le retrouver étaient restées vaines.
Toutefois, en procédant à des perquisitions dans la chambre, de « Nénesse », le commissaire de police de Puteaux trouva des documents établissant d'une manière irréfutable que « Chariot la Mandoline », « Nénesse », « Finfin », « La Bique », la femme Saillet, maîtresse du lutteur, faisaient partie d'une bande de redoutables malfaiteurs — la bande de Montmartre — dont les principaux membres tiennent, leur siège derrière le Sacré Cœur, entre le boulevard Ornano et la longue avenue de Clichy.
« Chariot la Mandoline » et les autres individus dont nous venons de parler étaient venus se fixer à Puteaux aux environs de la « Mi-Carême ». Ils habitaient auparavant dans un terrain vague de la rue Letort, où est installé un véritable campement de romanichels.
C'est à la suite de quelques mauvais coups qu'ils s'étaient réfugiés dans l'hôtel de l'avenue de Saint-Germain, à Puteaux, où une autre fraction de cette tribu de romanichels se tient en rapports constants avec celle du quartier de Clignancourt.
Les papiers trouvés dans la chambre de « Nénesse » étaient, en outre, des plus compromettants. Nous ne pourrions en reproduire ici le texte sans gêner les opérations de la justice ; disons cependant qu'un individu, actuellement détenu à la prison de la Santé, suppliait « NéneSse » de lui fournir une série d'alibis. 11 avait trempé, écrivait-il, dans bien des affaires, vois, cambriolages, meurtres ; c'était le « bain de pied » (la Nouvelle) si on ne le sauvait pas.
L'arrestation de « Nénesse »
Vers quatre heures de l'après-midi, hier, deux agents du service en bourgeois du dix-neuvième arrondissement, le sous-brigadier Deveau et le gardien Hosotte, informaient M. Ducrocq, commissaire de police du quartier de la Villette, que Nénesse, le bandit tant recherché comme ayant pris une part active aux assassinats de Puteaux, ainsi qu'à une foule d'autres expéditions criminelles, se trouvait en compagnie de trois autres individus dans un bar de la rue de Thionville.
Bien qu'âgé de dix-neuf ans, Ernest Saillet a déjà subi cinq condamnations pour vol : il est, de plus, frappé de dix ans d'interdiction de séjour.
La capture de ce bandit fut décidée séance tenante par M. Ducrocq.
Quelques instants plus tard, les deux "bourgeois", arrivant par la rue d'Allemagne, se glissaient dans un débit de vins : l'agent Hosotte, ôtant vivement son chapeau et sa veste, endossait un gilet à manches de lustrine et se passait au cou un tablier comme en portent les garçons de café. Ainsi « camouflé », Hosotte pénétra bravement dans le débit où se tenait « Nénesse » et ses trois complices. Le marchand de vins, déjà inquiet, fut averti par un signe, et l'agent servit à boire aux compagnons. Ils paraissaient être en joyeuse humeur. Habillés de vêtements neufs, de coupe élégante, chaussés de bottines jaunes dernier cri, ils devisaient avec animation, lorsque l'agent Hosotte, qui avait fini d'étudier son homme, se .tourna vers «Nénesse» et l'invita à le suivre au poste de police. En même temps, il se plaçait au milieu du débit de manière à barrer la route au bandit et à ses acolytes. Mais "Nénesse", d'une force prodigieuse, bondit, tel un tigre, par dessus la tête de l'agent et gagna la rue.
A ce moment, intervint le sous-brigadier Devaux : l'assassin, sur le point d'être pris, tira de sa poche un revolver de fort calibre et fit feu à plusieurs reprises sur le policier, qui, fort heureusement, ne fut pas atteint.
Hosotte ayant riposté à son tour, — mais en ne tirant qu'à blanc, — plus de vingt cochers ou palefreniers, attirés par les coups de feu, accoururent d'un dépôt de voitures voisin.
— Arrêtez-les ! criaient les deux "bourgeois", ce sont les assassins de Gennevilliers!.
L'effet fut magique. On se mit à la poursuite des fuyards, et « Nénesse » put être enfin capturé, en même temps que l'un des trois autres individus qui l'accompagnaient.
Sur le point d'être pris, l'ami de « Chariot la Mandoline» jeta à terre, aux pieds de l'agent Hosotte, son revolver encore fumant et s'écria : « C'est bon, je suis « fait » ; vous n'allez pas vous mettre à vingt pour me larder. Je me rends. »
C'est entourés d'une foule énorme que l'assassin de Puteaux et son compagnon furent conduits, sous bonne escorte, au commissariat de police de la rue de Tanger, où M. Ducrocq leur fit subir un interrogatoire sommaire d'identité.
Le crime du passage du Poteau
Le farouche « Nénesse » ne voulut point tout d'abord désigner l'endroit où il habitait depuis son départ de l'avenue de Saint-Germain, à Puteaux. Il n'avait, d'ailleurs, sur lui aucun papier. Cependant, les agents possédaient une fiche du service anthropométrie que qui ne pouvait laisser aucun doute sur l'identité du malfaiteur.
— Eh bien ! oui, finit-il par dire, c'est moi, Nénesse»... Je me suis "fait la paire" (sauvé) de Puteaux pour m'éviter des ennuis avec la "rousse" (la police). Depuis cinq jours, je loge à l'hôtel de la "Belle-Etoile" (dans la rue), et j'ai passé la nuit dernière dans un terrain de Clignancourt du coté de la rue Labat. »
« Nénesse » était encore en possession d'un paquet de quatorze cartouches, que s'empressa de saisir le magistrat.
L'autre individu, disant se nommer Godefroy, et habiter avenue des Batignolles, à Saint-Ouen, prétendit n'être pour rien dans toutes ces affaires. Ouvrier briquetier de son état, quoique vêtu avec une certaine recherche et n'ayant point dans le creux des mains les marques habituelles des travailleurs de cette corporation, il affirma qu'il avait rencontré le matin même, et par le plus grand des hasards, son "poteau Nénesse", dans l'avenue de Saint-Ouen, à Paris.
— Nous ne nous étions pas vus depuis au moins seize mois, dit le prétendu Godefroy : « Nénesse » m'a prié de l'accompagner à la Villette, chez un de ses parents, qui habite du côté de la rue de Crimée ; celui-ci devait donner à « Nénesse » une paire de "croquenots » presque neufs et c'est dans ce seul but que je me trouvais par ici.
Déjà le commissaire de police de la Villette avait fait prévenir M. Lompré, son collègue de Puteaux, pour l'informer de la capture de « Nénesse » et d'un autre individu paraissant appartenir à la bande dont celui ci faisait partie.
Dans le but de procéder le soir même à l'interrogatoire des deux inculpés relativement aux assassinats de Puteaux, M. Lompré dépêcha plusieurs agents de son commissariat ; mais, lorsque ceux-ci arrivèrent au poste de police de la Villette, ils y trouvèrent deux de leurs collègues du service de la Sûreté, accourus sur mandat de M. Lemercier, juge d'instruction.
« Nénesse» et quelques-uns de ses complices avaient été indiqués à ce magistrat comme ayant pris part à l'assassinat de Mme Çlausse, la rentière du passage du Poteau.
A sept heures du soir, les deux inculpés étaient conduits à la permanence du Dépôt de la préfecture de police. Les « alibis » invoqués par Godefroy vont être vérifiés aujourd'hui même."
Title : Le Journal
Date de Publication : 1902-05-06
Rédacteur : Arthur Dupin.
Source : Bibliothèque nationale de France