Le Clan des Dubois

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Pour commencer à raconter une bonne histoire de gang, quelques ingrédients semblent nécessaires. Premièrement, des lieux sombres et froids. Le Montréal des années soixante. Ensuite, il nous faut quelques acteurs de haut vol. Des flics, aux duffle-coat, cols remontés, et aux chapeaux de feutre mou face à des gangsters aux surnoms improbables. Des arrière-cours et des cabarets : tout est alors réuni pour en faire un bon récit.

     Au milieu des années soixante-dix, Montréal est un peu groggy face au crime organisé. Depuis la fin de la guerre, prospèrent, au sein des quartiers repliés sur eux-mêmes, bandes et voyous du milieu interlope. À l’instar d’autres villes américaines, le phénomène prend notamment de l’ampleur avec l’avènement du trafic de drogue. Flics peu formés, victimes mutiques et mécanismes inspirés de la pègre, autant de conséquences qui prennent les autorités de court. Celles-ci constituent alors une commission d’enquête de police pour tenter de comprendre et d’enrayer ce par quoi, il faut bien le constater, elles sont un peu dépassées. Richard Desmarais, un jeune journaliste, suit les auditions des magistrats et des députés pour le compte de la presse. Il est tellement stupéfait de sentir les contours du western moderne qu’il écrira un livre, devenu référence sur le sujet : « LE CLAN DUBOIS »

« Fait de minots, le clan terrible de Saint-Henri s’exerce à la rapine, à la petite truande, excelle en bagarre. »

     Au début de l’histoire des Dubois il y a quelque chose tout droit sorti d’un roman de Dickens. Une fratrie de neuf frères et une sœur, tous nés à Saint-Henri, un quartier populaire du sud-ouest montréalais. Dans l’Île, au sortir de la guerre, la fratrie est marquée par les moments difficiles. De parents modestes et ouvriers, ils enchaînent les privations et en font des frustrations collectives. Certains d’entre eux raconteront avoir très mal supporté les moqueries concernant leurs parents ou la qualité de leurs habits. Alors, souvent, ils faisaient parler les poings pour toute vengeance.

Très jeunes, ils comprennent qu’il faut rester soudés et se débrouiller ensemble puisqu’ils ne peuvent compter sur la société. Les uns après les autres, ils quittent les bancs de l’école et se retrouvent ensemble dans le quartier, pour assurer quelques missions de coursier ou travailler à de menus travaux dans les échoppes. Ils finissent par passer le plus clair de leur temps dans la rue, toujours ensemble.

Fait de minots, le clan terrible de Saint-Henri s’exerce à la rapine, à la petite truande, excelle en bagarre. Sur les trottoirs du quartier, ils se rendent bien vite compte qu’à traîner ensemble, ils impressionnent.

Ils ont cela d’un gang qu’ils font partie du même sang et ont un sens de la famille inaliénable qui les protégera bien souvent dans le futur. De leur histoire passée, ils en retirent leur conception de la solidarité et de l’abnégation envers la famille. Personne ne se donne chez les Dubois, tout le monde se protège.

Des gueules d’anges, les Dubois

Des gueules d’anges, les Dubois
Photo © « Le Clan des Dubois » Richard Desmarais - 1976

 

Avec tous les égards et le respect que l’on doit à leurs victimes de l’époque, la première partie de la vie criminelle de la « famille » prête à sourire. Par moment un peu gauches mais toujours déterminés, ils semblent tenter des expériences, se cherchent un peu. Très vite, leur spécialité se porte sur le contact avec la clientèle. Fiers-à-bras, ils ne reculent devant rien pour tordre un restaurateur récalcitrant à les inviter à sa table ou un épicier à leur offrir un peu de sa caisse.

Claude par exemple excelle en matière de protection des commerçants des rues principales du quartier. Normand, le dur à cuire de l’histoire, le plus bagarreur, vole à la rescousse des frères dans la détresse. Les autres deviennent surtout hommes de main. Adrien, plus jeune, est plutôt un suiveur. Jean-Guy ne se refuse jamais à aller rabrouer un client un peu lent à rembourser.

Du milieu des années cinquante jusqu’au début des années soixante, ils se plaisent surtout à squatter les cabarets de l’ouest de la ville dans lesquels ils règnent peu à peu en maîtres, écrasant rapidement les prétentions des autres petits truands locaux.

     Dans le courant 1965, un virage est pris par l’ensemble de la famille. Le job se professionnalise sérieusement. Claude est recruté pour être le portier du Casa Loma. Ce club-restaurant est, à l’époque, le quartier général de la mafia locale : la famille Cotroni-Violi. Le rapprochement avec la pègre s’opère alors. Les américo-italiens leur ouvrent notamment les portes du trafic de drogue. Cependant, pas question pour les Dubois de se soumettre aux héritiers de Sicile, les deux gangs se tiennent en respect et règlent leurs affaires en « bonne intelligence ». Ce sens commun des affaires autorise une certaine porosité entre les hommes de mains, et on constate alors l’embauche de vrais tueurs auprès des Dubois.

Le Clan des Dubois

Photo © « Le Clan des Dubois » Richard Desmarais - 1976

Si, dès lors, les spécialités de la famille continuent à être le prêt usuraire et la protection de patrons et d’employés de cabaret, ils commencent doucement à mouiller dans le trafic de drogue. Grâce à un système débiteur/revendeur ils assoient rapidement leur mainmise sur tout l’ouest de l’Île dans ce marché. Adrien, un des plus jeunes des frères s’en fait d’ailleurs une spécialité et les faits sont rapportés par les victimes devant la commission d’enquête. Coupables d’une dette de jeu ou un prêt, la solution de revendre de la drogue pour la famille leur est proposée. Un objectif commercial est imposé par Adrien ou par l’un de ses proches, le plus souvent inatteignable et, de fait, sanctionné de taux d’intérêts directement hérités du prêt usuraire. Les « collaborateurs » deviennent alors dealers à temps plein et ont le double avantage d’être autant de petits poissons difficilement traçables par les flics. L’hydre a alors une multitude de têtes qui pointent à chaque coin de rue.

Les Dubois étendent d’autant plus leur influence qu’ils soumettent les autres bandes, impressionnant par le nombre de leur suite. Au moment de la commission d’enquête, les limiers de la police imputent près de deux cent membres dans l’entourage des Dubois.

     Un bon exemple est celui des McSween, du nom des frères qui le dirigent. Ils sont peu ou prou du même acabit que les Dubois. Malabars patibulaires, ils trempent également dans la protection de cabarets et le racket. A l’instar des neuf frères, ils sont issus d’un quartier voisin de Saint-Henri et ont développé leur business avec la bénédiction des « seigneurs de l’ouest ». Pierre McSween, l’un des frères du clan McSween, en témoigne ainsi lors des auditions :

« Dans notre secteur, par exemple, nous étions à la tête de tous les rackets, mais la drogue vendue ne pouvait être que celle des Dubois. » (1)

« Ils demeureront quasi intouchables par les autorités et le glas ne sonnera pour eux par la seule loi qu’ils connaissent : celle de la rue. » 

Ceci démontre également la manière de fonctionner des Dubois, quasiment tout le temps à couvert. Sur les sujets sensibles comme la drogue ou la prostitution, on ne les trouve jamais à l’avant-plan. Ils se contentent de distiller leurs instructions depuis leurs cabarets et de vérifier ou de faire vérifier que les ordres ont bien été exécutés. Ils ne s’exposent que pour des délits mineurs. Si le système peut faire penser à celui pyramidal d’une famille du crime, il est tout de même intéressant de noter deux choses. Premièrement, il n’y a pas à proprement parler de chef chez les Dubois. On pourrait à plus juste titre parler de prise d’influence. En fonction des époques et des actions criminelles en cours, c’est un des individus qui prend plus ou moins le devant de la scène. Le même phénomène se rencontre lorsque l’un d’entre eux fait un court séjour en prison : les autres ne sont pas pris de court car personne ne dirige vraiment, ils se tournent sur un nouveau mode d’action. Deuxièmement, et cela découle directement de ce premier point, le fait qu’ils soient si nombreux ne les perturbe jamais et rend l’organisation très difficilement ébranlable pour les flics. Ils demeureront quasi intouchables par les autorités et le glas ne sonnera pour eux par la seule loi qu’ils connaissent : celle de la rue.

Courant 70, tandis que les affaires avec les Cotroni-Violi se déroulent plutôt tranquillement, les Dubois et leurs proches vont être concernés au premier chef par le plus important règlement de compte de la péninsule montréalaise d’après-guerre.

Pierre McSween

Pierre McSween
Photo © « Le Clan des Dubois » Richard Desmarais - 1976

 

Le clan McSween est certes plus modeste mais non moins ambitieux. Moins puissants, ils réclament à grands cris leur part du gâteau en jouant du revolver avec un des hommes de main de la famille. Ils déclenchent l’ire des Dubois qui en devinent une conspiration contre eux. Evidemment, le crime ne reste pas longtemps impuni. S’ensuit une longue série de règlement de comptes entre les deux familles. L’apogée de la violence sera atteinte une veille de Saint-Valentin pendant laquelle le clan des McSween sera quasiment décimé. Miraculé, Pierre McSween sera l’un des derniers à pouvoir témoigner pour sa propre famille. Terré pendant plusieurs mois, il se décide à livrer tous les secrets et nommer les assassins et leurs commanditaires lors de l’enquête de la commission.

Presque concomitamment, pour la première fois, voilà l’un des Dubois sur le banc des accusés, poursuivi pour meurtre. Jean-Guy Dubois a été interpellé par les policiers pendant qu’il se débarrassait d’un corps dans le fleuve. Un quasi flagrant délit, des témoignages à charge concordants, tout le monde croit le suspect condamné. Tout le monde, sauf les Dubois, qui, en coulisse, parient entre eux sur leurs chances d’échapper à la prison. L’avenir leur donnera raison. A la faveur d’un incroyable retournement de situation, à savoir un juré qui semble miraculeusement douter de la culpabilité de Jean-Guy, celui-ci sort acquitté du procès.

La mauvaise presse que fait la commission d’enquête aux Dubois amorce le premier virage vers son déclin. La famille s’affaiblit et perd peu à peu de son influence à la fin des années soixante-dix. Attaqués de toutes parts par de nouvelles bandes, l’histoire des Dubois fini comme elle avait commencé : entre les cabarets et les arrière-cours.

Désormais, les gangs de motards pullulent, la mafia se renforce de son côté avec de nouvelles alliances. Toutes ces perturbations dans le microcosme finissent par avoir raison de la bande de Saint-Henri. Leur mainmise sur tous les trafics de l’ouest de Montréal pendant près de vingt-cinq ans aura laissé des traces et des cadavres. Et qu’on le veuille ou non, ce quart de siècle de crime organisé aura inscrit au panthéon de la truande le nom de cette famille aussi atypique que mystérieuse.

Kévin Scheuer

 

Sources :

« Le Clan Dubois » - Richard Desmarais, 1976

« La lutte au crime organisé au Québec » - Commission de police du Québec, 1976

(1) Extrait du témoignage de Pierre McSween devant la Commission d’enquête, 1976.

 


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